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Bientôt, arrivée de Ombre « Elle », mon prochain roman !
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Chapitre 1 — Le réveil — Ohhhh, ma tête… Qu’est-ce qu’il m’arrive ? Sous le coup de la douleur, j’ai du mal à ouvrir les yeux, et ne me souviens de rien. Qu’est-ce que j’ai eu ? Sans doute un accident de voiture, mais je n’arrive pas à retrouver la mémoire. Je parviens, après un peu de concentration et de volonté, à puiser suffisamment de force en moi pour observer l’endroit où je me trouve. Il fait sombre. Est-ce comme ça la fin ? Suis-je dans l’antichambre de la mort ? Ce n’est pas possible, je suis trop jeune pour tout arrêter maintenant. C’est prématuré. Je dois me focaliser sur ma douleur pour comprendre ce qui m’arrive. Non, je sais que ce n’est pas un accident de voiture, je ne m’en souviens pas. Le problème c’est que je ne me rappelle rien. C’est le vide. Et cette douleur derrière la tête, pourquoi ? Je suis allongé, et laisse le temps s’écouler. J’ai l’impression d’être six pieds sous terre et attends de retrouver mes esprits. Je ressens d’étranges sensations. Je suis à la fois angoissé par la confrontation avec l’inconnu, par le manque de contrôle, et en même temps je m’efforce de garder une certaine sérénité devant cette impression d’être parvenu à la fin de ma vie. J’ai peur et suis curieux en même temps. Qu’est-ce qu’il peut m’arriver de plus après tout ? Et soudainement, comme si une décharge électrique m’avait sorti de ma léthargie, je décide de me révolter contre la nature. Je me concentre pour comprendre ce que j’ai bien pu subir. Quelques images morcelées commencent à me revenir. Je me souviens avoir été agressé, frappé par-derrière et avoir partiellement perdu connaissance. Je passe ma main doucement pour me frictionner la nuque. Je me rends compte, au contact de la moiteur du sang coagulé, avoir été plus fortement cogné à l’arrière du crâne que je l’imaginais. Je ne parviens pas encore à recoller tous les morceaux de ce qui m’est arrivé. J’écarquille lentement les yeux et en même temps je respire un grand coup pour m’aider à reprendre tous mes esprits. Je jette un regard circonspect autour de moi et découvre un lieu inconnu. J’observe cet environnement proche, mi-étonné, mi-apeuré. Ma première sensation, c’est ce silence, lourd, pesant, inhabituel, presque artificiel. Et puis cette odeur, un mélange entre un air poussiéreux et de renfermé. Je commence à distinguer que je suis dans une pièce sombre, sans fenêtre, semblant être un sous-sol. Le seul filet de lumière vient du dessous d’une porte, je la détaille avec difficultés dans la pénombre. Ce n’est pas un caveau funéraire, je ne suis pas mort, mais enfermé. Je me trouve sur un lit dont j’entends les ressorts grincer à chacun de mes mouvements. Appuyé sur un coude, j’ose à peine bouger, chaque geste relance ma douleur. Je suis libre de me déplacer et ça me rassure de ne pas être attaché. Je me rallonge doucement le plus silencieusement possible, comme un enfant ne voulant pas réveiller ses propres cauchemars, et essaye de remettre de l’ordre dans ma tête. Cette souffrance persistante me sert de point de départ, et très graduellement, d’abord dans le désordre, les images de mon agression me reviennent. Je me concentre pour la revivre plus précisément et forcer ma mémoire à retourner au moment décisif où tout a commencé. Mais aussi pour mieux en conserver les détails, profondément en moi. J’ai peur et je ne comprends pas ce qui m’arrive ! « Je suis dans notre maison, prêt à partir au travail. Comme un rituel matinal auquel toute la famille est attachée, j’embrasse ma femme, Sylvie, et fais un signe de la main à Dani, mon fils de dix-huit ans, plus loin dans la cuisine. Il est devant son petit déjeuner et révise ses cours. Il faut toujours qu’il étudie ses cours au dernier moment et j’ai du mal à comprendre qu’il puisse être aussi bon avec une telle désinvolture. Il fait tout avec légèreté, comme si rien n’avait vraiment d’importance. Quand je pense aux efforts que j’ai dû faire pour retenir les miens à son âge, je dois avouer que j’éprouve presque de la jalousie en constatant son aisance et sa facilité. Ce qui est évident, c’est qu’il ne tient pas ses facultés de moi. Je sors de notre maison de banlieue, il est tôt, le ciel est voilé, il fait 14° ce matin. Nous sommes mi-septembre et après les fortes chaleurs de l’été, j’apprécie cette fraîcheur matinale. J’ai l’esprit léger, j’aime partir de bonne heure le matin pour éviter de rencontrer trop de monde sur la route. Au moment de monter dans ma voiture garée légèrement plus loin le long du trottoir, une camionnette blanche s’approche. Pensant à quelqu’un cherchant son chemin, ce qui arrive fréquemment dans mon vieux quartier où les rues se croisent et virent dans tous les sens, je pivote doucement vers la personne assise à la droite du chauffeur. Une jeune femme, je crois. J’ai à peine eu le temps de me tourner vers elle, que, d’un coup, la porte latérale s’ouvre, et sans avoir pu réagir, je ressens un violent impact derrière la tête et m’effondre sur la portière de la camionnette. Dans un réflexe automatique, je m’accroche un instant au rétroviseur et finis par glisser à terre, les yeux mi-clos et presque inconscient. Je me sens tiré par deux puissants bras qui me soutiennent sous les aisselles. Avec vivacité, je suis jeté sans ménagement à l’arrière. Je ressens encore cette sensation d’être allongé à plat ventre sur un sol métallique, à gémir et tenter de me relever en maugréant des insultes à l’attention de mes agresseurs. Un second coup, plus violent que le précédent, me fait définitivement sombrer dans un coma profond dont je n’émerge que maintenant. » Je me souviens du silence dont mes assaillants ont fait preuve. Pas un son, pas un mot n’est sorti de leurs bouches. Je suis quelqu’un de rationnel, il y a forcément une explication à ma situation, et j’aimerais comprendre ce qui se passe. Je suis persuadé que ces imbéciles se sont trompés de cible. Rien ne me prédisposait à être enlevé, et en y réfléchissant, j’avoue ne pas trop savoir qui pourrait l’être. Ça ne peut pas être moi qui étais visé, ce n’est pas possible. Tout à ma réflexion, je m’assois sur le bord de cette couche et inspecte plus en détail la pièce dans laquelle je me trouve. Mes yeux s’habituent tout doucement à la pénombre qui m’entoure, et il me semble effectivement être dans une cave. Il fait moins sombre que je ne le pensais à mon réveil, une faible lumière blafarde venant du plafond me permet de mieux distinguer le lieu dans lequel je suis enfermé. Au sol, un béton brut, froid, poussiéreux et sec. Je sens cette fraîcheur, propre aux sous-sols, qui s’insinue dans tout mon corps. Malgré mes chaussures, j’ai cette sensation d’avoir les pieds glacés qui se propage en moi, et vient s’ajouter à l’angoisse que j’éprouve depuis mon réveil. Je suis sous le choc, j’ai froid, j’ai peur. Je commence par découvrir la paillasse sur laquelle je suis assis. C’est un vieux lit blanc métallique des années 1960, du type qu’on imagine dans un orphelinat ou un hôpital d’après-guerre. Je suis sur un matelas nu, souillé d’auréoles peu engageantes. Dessus, il y a un oreiller usé par le temps, peut-être rempli de chiffons, et deux couvertures dans le même état de salissure que le grabat. En voyant ce spectacle, instinctivement, je me relève pour fuir cette saleté. La crasse me rebute, et sans être un extrémiste de la propreté et de l’aseptisation, j’ai toujours ressenti le besoin de vivre dans un lieu sain, rangé et nettoyé. Je me retrouve plongé aux antipodes de mes règles d’hygiène. Le plafond est bas, je ne suis pourtant pas bien grand, et les bras à peine levés, je le touche sans effort. Il est en béton comme le reste de la pièce, mais une température tiède et réconfortante s’en dégage. Un bruit sourd et intermittent auquel je n’avais pas encore fait attention me fait penser à une chaudière à l’étage au-dessus. Ce qui expliquerait la chaleur qui s’en dégage. Je me sens encore faible, je me déplace doucement jusqu’à un mur que je longe à l’aveugle. Je ne distingue toujours rien précisément. Un angle droit m’oblige à me diriger vers la gauche et je continue de suivre mon fil d’Ariane jusqu’à ce que mes jambes butent dans un objet dur. Ce sont des toilettes. Cette fois, je suis surpris par la propreté qui tranche avec le reste de la pièce, elles semblent neuves. Juste à côté, il y a un lavabo avec une serviette et un gant, posés sur le bord. J’y trouve aussi quelques ustensiles de toilette, une brosse à dents, du dentifrice, un rasoir électrique à piles et un savon de Marseille dans son emballage. Ces dernières découvertes me rassurent et m’angoissent en même temps. Je vais pouvoir me rafraîchir et nettoyer la plaie suintant derrière la tête, mais cet aménagement laisse penser que mes ravisseurs prévoient de me retenir plusieurs jours. J’ouvre le robinet, un filet d’eau tiède en sort immédiatement, accompagné d’un petit bruit d’écoulement dans la tuyauterie d’évacuation. Je regroupe mes mains pour former une coupelle et m’asperge la figure. J’ai la gorge sèche, une soif terrible. Je fais couler l’eau jusqu’à ce qu’elle soit la plus froide possible et, me servant du gobelet à dents, j’en bois de longues goulées. Mon besoin immédiat apaisé, je remplis le lavabo d’une eau chaude bienfaitrice, et y plonge mon visage après avoir pris une grande inspiration au maximum de ce que mes poumons supportent. Je reste ainsi durant tout le temps que j’arrive à retenir mon souffle, et au dernier moment je ressors la tête en inspirant tout cet air qui me manque déjà. J’ai tellement envie de me sentir vivant que j’ai l’impression de ressusciter, d’exister, en étant au bord de l’évanouissement. Je ressens un besoin irrépressible d’être maître de mon corps et de ma vie, alors je recommence le même exercice une seconde fois, puis une troisième. Enfin, éreinté, en sentant mes artères gonflées par le flux sanguin, je m’arrête et reprends conscience de ma situation. J’ai toujours une douleur lancinante derrière la tête, et j’applique le gant mouillé et chaud sur ma contusion de laquelle quelques croûtes de sang coagulé tombent dans le lavabo. Ma plaie superficielle commence à se fermer légèrement et je maintiens mon pansement improvisé dessus en espérant sa cicatrisation par crainte qu’elle s’infecte. Je m’assois sur le couvercle des toilettes en attendant que l’eau tiède fasse son effet. J’ai l’impression de me sentir mieux physiquement, mon corps s’est réchauffé et l’inflammation s’est atténuée. J’ai le moral à zéro, car je finis par admettre avoir été enlevé, être enfermé, et je ne sais ni où, ni par qui, ni pourquoi. Tout de même ragaillardi, je repars. Je me dois de continuer à inspecter cette pièce. Je me dirige vers le filet de lumière pour m’approcher de la seule ouverture semblant présente, la porte. Elle est en fer, épaisse et certainement capitonnée. Mes premiers coups portés ne résonnent pas, ils sont étouffés. Je comprends immédiatement qu’il est inutile de m’acharner dessus, j’aurais beau crier et frapper, personne ne pourra m’entendre. Le silence régnant autour de moi me donne l’impression d’être enfermé dans une tombe, mon futur caveau. J’efface vite cette image délétère de mon imagination pour me concentrer sur la réalité. J’ai fini le tour du propriétaire, et le constat est rapide, cette cave est équipée du strict minimum, un lit, des w.c., un lavabo, rien de plus. Ni table, ni chaise, ni tabouret. Je retourne m’asseoir sur le seul siège de mon cachot, ce lit crasseux, sans une grande envie, mais c’est l’unique endroit qui s’offre à moi. Je me sens abattu et révolté en même temps. Une rage folle envahit tout mon corps, mes tempes résonnent sous les battements de sang circulant violemment. Je me rue vers cette porte et tape de toutes mes forces, sans contrôle, je hurle ! — Sortez-moi de là, qui êtes-vous, bordel, qu’est-ce que vous me voulez ? Les mêmes cris, les mêmes questions sont répétés à maintes reprises, à tue-tête sans même que j’en ai conscience. Le temps n’existe déjà plus. Au bout d’un moment, écroulé sur le sol, dos contre cette unique possibilité de sortir s’offrant à moi, éreinté, j’ai l’impression d’être abandonné. Des larmes coulent toutes seules, incontrôlables. J’ai beau les essuyer d’un revers de manche pour essayer de conserver un semblant de dignité, imperturbablement, un nouveau flot vient remplacer les précédentes. Mon cerveau est partagé entre l’abattement et la révolte. Je me relève avec toute l’énergie du désespoir. Je ne vais pas me laisser faire comme ça, je vais me battre… enfin, je tente de m’en persuader, de me donner du courage sans bien savoir quelles solutions pourraient s’offrir à moi. Instinctivement, je jette un coup d’œil à ma montre. — He merde, disparue ! Décidément, tout va mal. Je me souviens que nous sommes le mardi 12 septembre 2017. Et moi qui avais une journée de fou de prévue à mon laboratoire. Je me laisse à nouveau glisser au sol le long de la porte. Je reste là, avachi, penché en avant, la tête sur mes genoux repliés. J’ai l’impression de fondre sur moi-même, comme une vieille bougie. J’ai envie de disparaître. Je suis atterré, absent, silencieux, osant à peine respirer. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, une matière inerte déposée dans une cave, un objet dont on a voulu se débarrasser et l’oublier à jamais. Je ne sais pas combien de temps dure ce moment d’absence. Quand je commence à en sortir, je trouve le courage nécessaire pour, à défaut d’avoir une solution pour m’enfuir d’ici, au moins essayer de réagir. Je décide de mettre par écrit ce que je suis en train de vivre et ressens. Même si ma séquestration est de courte durée, je ne veux pas que mes souvenirs soient altérés, modifiés ou mal interprétés. Il me faut absolument laisser un témoignage le plus précis possible de mon enlèvement, au cas où je ne m’en sorte pas. En plus j’ai la sensation maintenant d’être là pour longtemps et ferai ce qu’il faut pour tout noter, coucher sur papier mes défis et les solutions s’offrant à moi. Mes réflexes d’ingénieur reprennent le dessus, ce besoin, sans cesse, de tout consigner, tout codifier, ne rien oublier des manipulations qui sont faites. Ici, l’objet de l’expérience, c’est moi. Je serai à la fois le sujet de l’étude et le chercheur. Je regarde dans la poche intérieure de mon costume, et trouve mon stylo… plein de confiance, je fouille mes autres poches à la recherche de mon téléphone portable. Ça aurait été trop beau de le retrouver, j’ai espéré un instant pouvoir appeler les secours et faire cesser ce calvaire. Mais je dois me rendre à l’évidence, je suis complètement démuni, plus de téléphone, plus de papier d’identité. Je n’ai plus que mon stylo qui a dû échapper à la vigilance de mes kidnappeurs, et quelques pièces dans un vieux porte-monnaie. Tout le reste a disparu, même la photo de ma femme et moi prise par Dani durant nos dernières vacances au bord de la mer. Je me dirige, d’un pas automatique et plus assuré, jusqu’aux toilettes pour y prendre le rouleau de papier hygiénique posé sur la chasse d’eau. Ce n’est pas l’idéal, mais à défaut de mieux, ça fera l’affaire pour y transcrire mes témoignages. En passant à côté du lit, je me saisis de la couverture et retourne près du seul rayon de lumière suffisamment fort dans cette pièce me permettant de mettre en place mon projet, le dessous de la porte. J’y étale l’espèce de plaid, m’allonge dessus, à plat ventre, et débute la rédaction le plus soigneusement possible. Je n’ai pas une très belle écriture, et l’utilisation quotidienne de l’informatique ne m’a guère donné l’habitude de l’améliorer. De plus, le faire sur du papier toilette ne facilite pas l’exercice. Tout doucement et avec application, je commence à remplir mon carnet de bord, « Nous sommes le mardi 12 septembre 2017, mon nom est Amjad Belli, je viens d’être enlevé par des inconnus et suis détenu dans une cave. On m’a assommé à côté de ma voiture près chez moi alors que je partais au travail et j’ai été emmené, inconscient, dans une camionnette blanche. Il y avait un homme au volant, certainement une femme à côté et un autre homme à l’arrière. Je ne sais pas où je suis retenu et pourquoi on m’a enlevé. Je ne sais pas quelle heure il est, je n’ai plus de montre. Je ne sais pas non plus combien de temps je suis resté inconscient sur ce lit, mais le sang de ma plaie au crâne était presque coagulé à mon réveil. Rien ne me permet pour le moment de savoir où je me trouve. J’ai peur, plus parce que je n’ai aucune explication pour l’instant, que peur de mourir, je préfère ne pas y penser et mettre de côté des idées morbides pour le moment. » Qu’écrire de plus ? Je ne sais rien ! Je continuerai au fur et à mesure, quand j’aurai plus d’informations. Pour le moment je suis bien obligé de me contenter de ce court résumé sur ma situation. Je range délicatement mon stylo dans ma poche, et le tout début de mon carnet de bord sous le matelas, ramasse la couverture et retourne m’allonger sur le lit en ignorant son état pitoyable. Je n’ai que ça, je suis déprimé et me fous pas mal de savoir à qui ou à quoi il a pu servir par le passé. C’est le seul endroit de ma geôle à être un tant soit peu chaleureux. La tête appuyée sur l’oreiller, les bras le long du corps, sans bouger, j’essaye de me détendre. Je fixe le plafond dans la pénombre, les yeux grands ouverts, comme hypnotisé et commence doucement à penser. « Nous sommes le mardi 12 septembre 2017, mon nom est Amjad Belli, j’ai 55 ans, je viens d’être enlevé par des inconnus et suis détenu dans une cave. Je ne sais ni par qui, ni pourquoi, la seule chose que je sais, c’est que je veux revoir ma famille, je ferai tout mon possible pour ça. Mais surtout, je veux vivre et comprendre. Le mot me revient comme un mantra, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Et déjà, pourquoi moi ? Je ne suis rien ni personne d’important pour justifier un tel acte. Je ne l’ai jamais été, même quand j’étais gosse. Comment être quelqu’un quand tu es le cinquième enfant d’une fratrie de huit, d’une famille venant d’Algérie ? De plus, le premier à naître sur le territoire français, et ce n’était pas facile à vivre tous les jours. Je suis un de ces milliers de français issus de l’émigration qui sont perçus en France comme des étrangers devant s’intégrer et en Algérie comme des touristes qui apportent des devises. Nulle part, je n’étais vraiment chez moi, ni au bled, ni ici. Pourtant, ce n’est pas faute pour mon père de nous avoir éduqués dans l’amour de la France. Lui, il s’était battu pour elle durant la guerre d’indépendance d’Algérie et était loin de se douter que ses propres enfants seraient, plus tard, rejetés. Comme beaucoup de pères maghrébins, il m’a élevé dans la tradition de l’Islam, l’amour de la France et la nécessité de faire des études. “Étudie à l’école, aime ton pays et respecte le Coran”, c’était sa devise ! “La France a accueilli ta famille et ton avenir est ici. Tu ne dois pas oublier tes origines, mais ce ne sont que des souvenirs, aujourd’hui tu dois construire ta vie et ça doit être ton seul but, elle t’appartient”… Dans un certain sens, mon père était un philosophe. Quand j’étais gamin, qu’est-ce qu’il a pu me saouler avec ça ! Il m’a fallu bien du temps pour comprendre qu’il avait raison. Entre-temps, il m’avait donné envie de lire et de m’instruire. Je lui dois tout, mais il est mort quand j’avais vingt-cinq ans, avant que je puisse le remercier. Ma mère était, pour le regard d’un enfant, la mère idéale, celle qui s’occupait de nous. J’ai compris en grandissant que c’était une toute petite partie de sa vie. Elle tenait l’appartement impeccablement, il brillait tout le temps comme un sou neuf, et faisait toutes les tâches d’entretien. Mais le matin, vers cinq heures, quand nous dormions, elle partait faire le ménage dans les entreprises, pour que tout soit nettoyé avant l’arrivée des employés. Après, elle rentrait, s’occupait de nous, déposait les deux plus petits à l’école et en même temps, d’autres enfants de la cité pris au passage. Ensuite, elle allait travailler à mi-temps à l’hôpital pour, encore et toujours, faire le ménage. Elle faisait partie de toutes ces personnes indispensables que nul ne voyait. Celles qu’on appelle “l’autre” ou par “s’il vous plait”, ou bien “madame” parce qu’on ne se rappelle pas de son nom ou de son prénom. Ma mère est une anonyme ayant passé sa vie à travailler pour que ses enfants puissent bénéficier d’une bonne éducation, mangent correctement, et aient des fringues identiques aux autres, même si c’était de fausses marques achetées au marché. Toutes ces mères font preuve d’une force peu commune pour protéger leur famille. C’est à l’école, vers l’âge de 17 ans, que j’ai rencontré Sylvie, petite blonde aux yeux marron, avec un grand sourire accroché aux lèvres et toujours le nez dans un livre. Elle avait 12 ans. Elle aussi habitait la cité. Je ne le savais pas encore, mais j’étais déjà tombé amoureux d’elle. Je ne comprenais simplement pas à quoi pouvait ressembler l’amour. Le sexe oui, je connaissais au moins par les films et les photos échangées entre garçons. Mais le petit tremblement dans la voix, les mains moites et le cœur qui bat plus vite que d’habitude étaient des signes qui m’étaient complètement inconnus. Et puis, à 17 ans, une gamine de 12 ans c’est une fillette, l’idée de tomber amoureux d’elle ne m’effleurait même pas. Moi ce que je cherchais, c’était une adolescente de mon âge voulant passer pour une adulte ! » Tous ces souvenirs remontent à la surface. Je les avais oubliés, mis de côté, effacés par la vie professionnelle et le quotidien. Sous l’impulsion de ce stress soudain, cette peur de ne plus revoir mes proches, ils se mélangent et viennent m’apporter un semblant de réconfort. Je me remémore Sylvie lors de nos premières rencontres quelques années après. Elle était devenue adulte, encore plus belle, mince, ma séductrice. Toujours un livre sous le bras comme lorsqu’elle avait douze ans. Le goût de la lecture ne l’a jamais quittée, elle en a même fait son métier plus tard. Nous nous sommes revus, elle avait 19 ans, elle était dans une année décisive de ses études littéraires. Moi je commençais à travailler. Le hasard a voulu qu’en allant au cinéma un soir, nous soyons tombés face à face dans la file d’attente. Finalement, nous avons raté la séance et nous nous sommes retrouvés à évoquer nos souvenirs dans un café proche. J’ai appris alors la mort de son père dans un accident de moto. Elle avait 13 ans. Je comprenais mieux pourquoi à cette époque, soudainement, elle était devenue triste et renfermée. Elle avait gardé cette mélancolie enfouie en elle jusqu’à ce jour. J’étais la première personne à laquelle elle se confiait, et nous nous sommes rapprochés, doucement, sans rien brusquer, dans un respect mutuel. Il nous aura fallu plusieurs rendez-vous pour nous avouer ce que nous ressentions l’un pour l’autre. Ce temps passé à nous redécouvrir nous a permis de voir tout ce que nous avions en commun. Le même goût pour le cinéma, la curiosité culinaire, la découverte de modes de vie différents dans d’autres pays. Nous étions curieux de tout, ensemble, et sur la même longueur d’onde. Très naturellement, notre connivence s’est transformée en quelque chose de plus fort. De l’amitié, nous sommes devenus éperdument amoureux et avons commencé à bâtir des projets d’avenir. Après, tout est allé très vite. Nous avons emménagé ensemble dans un petit studio. Elle continuait ses études alors que je travaillais. Le week-end, nous allions à des concerts, au cinéma, partions visiter des musées ou des expositions. J’ai profité de ma décision de quitter mon emploi pour prendre le temps de faire notre premier voyage. Il restera gravé à vie dans ma mémoire. Nous sommes partis en auto-stop pour faire le tour de l’Espagne, et arrivés sur place, avons poursuivons jusqu’au Maroc. Durant les deux mois d’été, nous ne vivions de presque rien, couchions dans les campings ou à la belle étoile. Pour manger, nous n’étions pas bien difficiles. Je me souviens avoir fait les arrières des magasins pour fouiller dans les fruits et légumes destinés à être détruits pour y récupérer ce qui pouvait l’être. Au Maroc, nous avons rencontré une population pauvre, avec une chaleur humaine et un sens de l’accueil qui n’aura cessé de me questionner sur notre mode de vie en occident. Nous n’avions pas beaucoup d’argent, mais vivions heureux ensemble. Après quelques années de vie commune, nous avons décidé de nous marier, elle avait 22 ans et moi 27. Quel souvenir ce mariage ! Entourés de nos deux familles et nos amis, la fête a duré toute la nuit. Mais avant, il avait fallu négocier des deux côtés. La mère de Sylvie voulait absolument qu’il se déroule à l’église alors que mes parents insistaient pour les rites musulmans. Nous avons tranché, et décidé que ce serait un mariage civil. Ça n’a pas été facile à faire admettre dans les familles respectives, mais comme l’ont souligné nos deux mères, le principal, c’était que nous soyons heureux. Sylvie avait commencé à travailler comme prof dans le secondaire la même année, et nous voulions nous installer durablement ensemble. Pour nous, avoir deux activités professionnelles donc deux salaires changeait tout. Nous envisagions sérieusement désormais d’avoir un enfant et Dani est arrivé l’année suivante au mois de juin. Qu’est-ce que nous étions heureux à sa naissance, mais nous ne doutions pas que c’était si compliqué d’accueillir un nouveau-né tout en travaillant ! Heureusement, les trois premiers mois, Sylvie bénéficiait des congés scolaires. Dès la rentrée, il fallait nous organiser, et ce n’était pas le plus facile. Mais nous nous en sommes plutôt bien sortis, j’ai l’impression. Dani a été une belle réussite. Il est intelligent, volontaire et très sociable. J’ai le sentiment qu’il a bénéficié des traits de caractère de sa mère plus que des miens. Et en y repensant je vois Sylvie me regarder avec un air interrogateur qui semble me dire, « où es-tu ? » Je me raccroche à la vision de son visage et je fais le rêve d’entendre la douceur de sa voix qui m’apaise et m’appelle. Une lassitude lourde fait place à un sommeil qui me gagne. J’ai la sensation d’être drogué ou saoul. Trop de pression d’un coup. Trop de souvenirs. Trop l’impression d’être arrivé au bout du chemin. Trop le sentiment d’être dans une impasse. Trop de tout. J’ai besoin de me réfugier, de me protéger et, la fatigue aidant, je m’endors doucement, dans la même position, sans bouger, sans m’en rendre compte, allongé comme un mort. Les bras le long du corps, je ne lutte pas, je préfère fermer les yeux et laisser mon esprit être envahi de souvenirs pour me cacher ce présent que je refuse d’accepter.




